Chers collègues,
Permettez moi d’abord d’exprimer ma gratitude aux Pr Paulus et Pestiaux pour l’invitation qu’ils m’ont adressée pour donner cette conférence.
Je voudrais par la même occasion remercier mes collègues belges et du monde entier pour leur chaleureuse solidarité, en regrettant le surcroît de travail et de souci, que je donne à des confrères comme Patrick Jadoulle en Belgique, Virginie Halley des Fontaines en France, ou à Paul Bouvier et Jean-Charles Rielle en Suisse .
Je me permets aussi de présenter mes sincères félicitations aux étudiants qui clôturent leur année académique en médecine générale et reçoivent à cette occasion leur permis de pratique. Bien sûr, j’aurais préféré leur adresser ces félicitations en personne, mais la dictature en a décidé autrement. Cela fait bientôt dix ans que je suis empêché de participer normalement aux Conférences internationales , ayant été dépossédé de tous mes droits, dont celui de voyager- et ce simplement pour avoir défendu ceux des autres .
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Mais parlons plutôt du problème qui nous intéresse, à savoir le sujet de cette conférence que j’ai intitulée le patient –partenaire, un absent de marque dans le système de soins .
La maîtrise des dépenses de santé, obsession des pays riches, ou celle de la maîtrise des problèmes de santé comme le SIDA, obsession des pays pauvres, passe par le bon fonctionnement des systèmes de soins. C’est la raison pour laquelle, la réforme de ces systèmes est à l’ordre du jour et ce, partout dans le monde et avec le même sens de l’urgence .
Quatre acteurs fondamentaux sont nécessaires pour faire fonctionner ou dysfonctionner de tels systèmes : le décideur politique, le gestionnaire des ressources, le professionnel de santé et le patient.
Tout système est régi par des règles, dont la plus importante est celle qu’on pourrait appeler la contrainte systémique. Le problème dans un système ne tient qu’en partie, au bon fonctionnement de telle ou telle composante en elle-même. Il faut aussi que les interactions de toutes les composantes fonctionnent correctement. Par exemple dans notre système de soins, il ne suffit pas que les quatre acteurs soient au top de leur performance. Il faudrait qu’il le soit en synergie si l’un d’eux est défaillant, la performance des trois autres est gravement limitée, et par là même la performance du système lui- même. Ainsi, avons-nous beaucoup réfléchi et travaillé, dans toutes les facultés de médecine à produire le fameux’’ five stars doctor ‘’.
Bon clinicien , bon "préventionniste", bon gestionnaire, bon pédagogue, bon chercheur, il devait apporter une grande partie de la solution aux difficultés du système de soins .
Mais quid de ce qu’on ose à peine appeler le patient cinq étoiles: coopératif , responsable, usant correctement du système, économe de ses ressources, et partie prenante de toutes les actions de protection et de promotion de la santé ? Un tel patient, que j’appelle le patient partenaire, est aussi nécessaire à la performance du système de soins qu’un bon médecin, un bon gestionnaire ou un bon décideur politique .
Quels sont les facteurs qui font exister un tel patient ou en empêchent l’émergence ?
Pour tenter de répondre à cette question, je me placerai dans le cadre dans lequel je fonctionne , à savoir une société vieille par l’histoire , jeune par la démographie , de culture arabo-musulmane, en transition économique et vivant sous le régime politique d'une dictature policière, déguisée en démocratie d’opérette, comme le loup du chaperon rouge était déguisé en paisible grand’mère. A charge de chacun , de faire les comparaisons, et d’en tirer ses propres conclusions. Les stoiciens reconnaissent dans les problèmes qui nous accablent deux catégories: ceux qui dépendent de nous, et ceux qui ne dépendent pas de nous et peuvent donc être ignorés.
Nous commencerons par le déterminant qui dépend de nous, à savoir le rôle du paradigme médical dominant. Mais nous ne pourrons ignorer que l’absence, ou plutôt l’ interdiction d’exister du patient-partenaire, trouve aussi son origine dans le contexte culturel, le système politique et le faible niveau économique.
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Au lieu d’une méthodologie basée sur des questionnaires plus ou moins validés et un fatras de statistiques à qui on peut faire tout dire, j’ai préféré analyser la responsabilité du médecin en observant les générations d’étudiants et d’internes qui se sont succédées durant une bonne vingtaine d’années, dans mon service.
Le travail, dans le cadre du DESS de médecine communautaire avec des généralistes en exercice, n’a fait que confirmer la permanence du phénomène observé .
C’est avec les étudiants de première année que j’ai le plus de plaisir à explorer la place- ou plus exactement l’absence de place - du sujet dans le paradigme médical dominant , déjà solidement implanté avant même l’entrée en faculté.
L’exercice, effectué dans les groupes d’enseignement dirigé, et même en amphithéâtre, consiste à faire réfléchir l’assistance à un problème clinique banal : équilibrer un hypertendu représentatif de la population des hypertendus qu’on verrait dans n’importe quel dispensaire tunisien – pompeusement appelé centre de santé de base - c.a.d un homme de la cinquantaine , de condition socio-économique médiocre, et de niveau d’enseignement de fin d’ études primaires .
Je commence par demandes aux étudiants de définir ce qu’ils veulent obtenir par la prise en charge d’un tel patient en écrivant sur le tableau un R en majscule .
La correction des chiffres tensionnels est la réponse qui fuse de tous les coins.
Mon attitude glaciale réfrène les jeunes enthousiasmes. Je demande qu’on réfléchisse encore un peu. Blocage. Je suggère qu’on se mette dans la peau du patient, ou qu’on s’imagine que c’est le Papa qu’on accompagne ce jour là chez le médecin. Il y a toujours quelqu’un – en général une fille –pour trouver " Il faut rassurer le patient et sa famille ". Ah voilà le grand mot lâché ! Ici je sors mon attirail de citations sur l’importance de rassurer, puisées chez Rhazes, Avicenne et d’autres grands ancêtres. Voilà le patient concret qui commence à apparaitre dans le décor, mais je sens qu’il n’y restera pas bien longtemps. Reste à faire trouver aux étudiants que l’objectif du traitement est d’abord et surtout de permettre au patient de mener une vie socio-professionnelle aussi normale que possible et de prévenir les complications de l’HTA. Voilà notre R plus achalandé, plus habillé, plus fonctionnel, mais pas forcément heureux de tous ces nouvelles charges qui l’alourdissent .
La seconde partie du dialogue consiste à énumérer les conditions nécessaires à l’obtention de ce résultat complexe. On se perd entre la psychologie, la médecine, l’assistance sociale. La confusion est à son comble. Pour simplifier le problème, je dis aux étudiants qu’on ne s’occupera maintenant que de la partie strictement biologique à savoir la correction des chiffres tensionnels. Tout le monde se précipite sur ce qui est la condition sine qua –non, à savoir la nécessité d’un diagnostic exact . Je mets devant R le signe = et j’écris céremonieusement D+ pour diagnostic exact . Ensuite ? On crie de tous les côtés la bonne réponse qui va certainement faire plaisir au maître "Le traitement, Monsieur, le traitement ". On prend quelques minutes pour lui trouver quelques attributs du genre adapté , scientifique , efficace etc.. .Je mets le signe de la multiplication devant D+ et j’écris T+ pour le bon et scientifique traitement .
La formule s’écrit donc à présent R=DxT. Ensuite ? Silence dans la foule . Il y a toujours un peu de théâtre dans l’enseignement et l’enseignant surtout s’il répète sa pièce depuis des années , connaît bien son public et peut donc jouer en finesse de ses émotions. Seul le souvenir fugace qu’il y a plein de redoublants dans la salle, peut-être en train de se moquer de votre numéro, vous gâche un peu le plaisir. Quand le silence est devenu particulièrement dense – les redoublants ayant été priés de ne pas vendre la mèche - il faut jouer de la provocation et annoncer que R peut être nul même si D et T sont justes à 100% .
Tempête sous les jeunes crânes ! Le paradigme inconscient subit à l’évidence une secousse sismique . Comment peut-on obtenir un résultat nul en médecine , si on a fait le bon diagnostic et prescrit le bon traitement . Enfin quelqu’un trouve le talon d’Achille du paradigme – là de nouveau, c’est une fille – "Monsieur, S’il ne prend pas ses médicaments , le malade ne va pas guérir". Elémentaire mon cher Watson , encore fallait-il y penser !
Notons au passage la remarquable résistance des étudiants , voire des médecins à l’utilisation du terme patient , préférant parler de malade même s’agissant d’une consultation d’ophtalmologie pour prescription de verres correcteurs. Le groupe réalise le tour de cochon fait par ce patient à des années de dur apprentissage des diagnostics et des traitements. Quel gachis, et quelle insulte aussi à tous ces chercheurs qui ont mis tant de d’eux-mêmes à trouver ce bon médicament négligemment et consciencieusement oublié dans un tiroir ? Voilà donc le sujet introduit dans la saine pratique médicale par un acte de rébellion , pour ne pas dire de sabotage . Je complète la formule en ajoutant un signe de multiplication suivi d’un joli C majuscule , expliquant tout en écrivant que C signifie compliance , que compliance réfère au comportement qui consiste à prendre au moins 80% du traitement prescrit , que les dernières thèses faites dans le service sur le sujet ont montré qu’elle ne dépassait pas 35% dans le cas de l’HTA, et que le résultat est donc nul chez au moins 65% de nos patients correctement diagnostiqués et traités. Je ne manque pas de leur signaler que sur le plan économique et compte tenu du fait que nous importons une grande partie de nos médicaments, l’ardoise pour la Tunisie est sévère , et que ce gaspillage insensé de nos maigres ressources est inacceptable.
La formule complète s’écrit maintenant: R= DxTxC.
Il devient clair à ces forts en mathématiques, filière hélas presque obligatoire d’accès aux études médicales en Tunisie, que R peut être nul, non seulement si D ou T est nul mais aussi si C l’est. Le plus difficile est à venir car l’excitation - ou pointe l’indignation et parfois la rancœur- est à son comble. aintenant il faut réfléchir sur le pourquoi de ce comportement aberrant. es opinions fusent de partout . je consigne en toute vitesse toutes les idées et les accusations , qui devront être discutées et ordonnées dans un deuxième temps.Tous les groupes avec qui j’ai fait cet exercice, m’ont paru remarquablement stables dans leur approche du problème.
Il y a d’abord la litanie de la majorité sur le malade tnisien indiscipliné , ignorant , peu coopératif etc. J’ai appelé ce flot d’accusations contre le patient, le discours de droite. Il va suscicter un discours tout aussi véhément et de sens contraire que j’ai appelé le discours de gauche. Il est le propre d’ étudiants, parlant mal le français, passant facilement à l’arabe révélant un fort accent des régions pauvres de la Tunisie profonde comme le Nord-ouest ou le Sud. Leur discours insiste sur le faît que que si l’on ne prend pas ses médicaments c’est parce qu’ils sont trop chers, qu’on habite loin des pharmacies. Les fille ramènent le calme en faisant remarquer que les hommes pauvres ou riches, sont en général plus indisciplinés que les femmes mais que s’ils ont une femme dans le dos, ils vont prendre leurs médicaments. Il y a toujours quelqu’un pour faire rire le groupe en affirmant qu’avec ou sans femme, il n’acceptera jamais de se mettre un suppositoire. Il ne faut pas plus de vingt minutes en général, pour que le groupe ne retrouve tous les déterminants de la compliance. Le réseau complexe de ces déterminants finit par se dessiner et je peux alors expliquer le concept de patient–partenaire .
Si la compliance est si nécessaire à la réussite de la prise en charge et si elle est un comportement qui dépend du patient , nous n’avons pas d’autre choix que de la négocier avec lui. Le médecin doit traiter avec le patient en tant qu’il est une personne qui peut adhérer ou non au traitement , à qui il ne suffit pas simplement de donner des ordres car les comportements humains sont stables, complexes et libres. Pour facilter l’émergence de ce comportement, il faut nous assurer de l’accessibilité géographique et économique discuter avec le patient de ses habitudes, craintes, antécédents en la matière. Il faut longuement lui expliquer l’enjeu et ses difficultés, obtenir son adhésion , sa collaboration , les renforcer au fil des visites , analyser les causes de l’échec plus que probable en début de traitement, stimuler et associer le mari ou l’épouse dans l’effort de pression amicale. Ainsi le patient finit par devenir partie prenante dans la conduite du traitement. Il devient l’ artisan de sa propre guérison . S’ établit alors une relation de confiance , de collaboration , voire de complicité enrichissante pour les deux parties. Les filles notent avec application les paroles du maître, les garçons baillent aux corneilles . Ce n’est plus un cours de médecine mais un cours d’éducation civique. Les forts en maths, c’est bien connu, n’aiment pas les sciences molles. Heureusement qu’il y a les cours d’épidémiologie et de statistiques , pour mériter un peu de respect et de crédibilité.
Quelques années plus tard, je retrouve mes adolescents un peu vieillis , mais quand même beaucoup moins que moi . Ils sont internes dans le service et doivent effectuer une formation intensive avant d’être envoyés dans les centres de santé primaires de la région, passer leur stage obligatoire de quatre mois de médecine générale. Le programme de formation comprend la prise en charge des pathologies chroniques et c’est l’occasion de reprendre pour la marteler l’idée de patient-partenaire qui va maintenant devenir une réalité incontournable. Vous avez dit compliance ? Euh c’est quoi déjà . c’est le… pronostic. Au début de ma carrière , je m’étranglais d’indignation en voyant que rien n’avait survécu de mon enseignement .
Pourtant ma formule avait un grand succès parmi les étudiants qui l’appelaient avec une gentille ironie : l’équation de Marzouki. Et pour cause , elle sortait presque systématiquement à tous les examens, ce qui permettait d’être sûrs au moins d’éviter le zéro éliminatoire. De génération en génération d’étudiants de première année , on se passait la consigne : "surtout ne pas faire l’impasse sur R= DxTxC !"
Mais voilà que mes internes butent sur l’exercice. R reste désespérément = DxT . Ces jeunes gens et jeunes filles sont visiblement beaucoup moins intéressés par le débat, que du temps de leur innocente fraîcheur. Ce qu’ils veulent c’est des recettes sur la prise en charge de l’HTA , du diabète , de la diarrhée du nourrisson etc . Tout le reste relève du superflu. Au début , j’incriminais l’oubli. Aujourd’hui je sais qu’il s’agit de rejet. C’est par un processus actif, volontaire, que la majorité des étudiants ont décidé de chasser de leur esprit la notion de patient –partenaire , car elle n’avait pas de place dans le paradigme dominant dans lequel ils ont baigné pendant cinq ans , à peine dérangé par les brèves et inefficaces mises en doute de l’enseignement de la médecine communautaire. Durant ces années, un rude apprentissage a mis ces cerveaux déjà largement préparés par les stéréotypes sociaux , en conformité avec le paradigme dominant. Le paradigme a toujours des conséquences pratiques. Il va nourrir, renforcer justifier, un certain type de comportements et d’attitudes. C’est ainsi je verrai impuissant et frustré, des génération d’internes , marmonner quelques ordres secs aux patients en fin de consultation en leur balançant une ordonnance mal écrite, et passer au suivant , dans une course effrénée contre le temps, en plus sûrs d’avoir fait correctement leur travail puisque leur travail d’après le paradigme est de faire des diagnostics corrects et de prescrire les traitements appropriés . Le reste comme disent les anglophones : none of my business ..
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Le paradigme est un des concepts les plus difficiles à décrire. Ce n’est pas une théorie , ni même un ensemble de théories. C’est une façon souvent inconsciente d’ordonner son savoir et son ignorance. Il permet alors de voir les choses , les êtres et les problèmes, d’une certaine façon. Ce faisant il occulte, les autres façons de voir. Il permet de voir et rend tout autant aveugle.
Les hommes ne peuvent pas plus fonctionner avec deux paradigmes que les ordinateurs ne peuvent fonctionner avec deux systèmes d’exploitation. Quand il y a conflit de paradigme , la sélection darwinienne tend à éliminer le plus faible.
Nous vivons une telle période ou s’affrontent en médecine, parfois de façon subtile, et d’autres fois , à couteaux tirés , deux paradigmes difficiles à concilier .
Dans le premier, qu’on pourrait bio-techniciste ou médico-biologique, la médecine croit trouver son compte dans une solide alliance avec les sciences biologiques, à la limite en devenant elle même une pure science biologique.
Ce paradigme dominant voit la médecine comme une science, analysant les dysfonctionnements des organes, dont un qui s’appelle la psyché, et comme une technique les réparant comme on répare n’importe quelle machine complexe.
Les dysfonctionnements de la machine doivent être traqués dans les gênes, remonter aux protéines mal produites, de là, aux tissus mal tissés, aux organes mal placés, mal formés, mal défendus, mal irrigués.
Dans ce modèle tout ce qu’on demande au patient est de prêter son corps le temps de la révision générale, ce qui n’exclut nullement la courtoisie ou la compassion , mais exclut l’essentiel : la relation d’égalité. Dans la vision bio- techniciste conquérante, l’efficacité n’a besoin que du médecin pour régler tous les problèmes. Le patient est à la limite inutile. Dans le second paradigme qu’on pourrait appeler médico-social, la médecine va chercher son efficacité plutôt dans un mariage fécond avec les sciences humaines. Elle va déplacer son centre d’intérêt de la maladie à la santé. Son objectif n’est plus de guérir les maladies mais de restaurer , protéger et promouvoir la santé. Elle reconnaît l’importance des facteurs biologiques mais les relativise au profit d’une vision plus large impliquant les facteurs écologiques , culturels socio-économique et politiques. Dans ce paradigme, l’acte de restaurer la santé, de la protéger et de la promouvoir ne se conçoit pas sans le patient- partenaire.
Mais la victoire du paradigme social, même totale, serait insuffisante à elle seule à faire bouger la montagne. Ici apparaît le rôle structurel des déterminants culturels , politiques et économiques. Le déterminant culturel nous renvoie aux types de rapport qui se tissent entre les membres d’une société , aussi bien dans le champ du visible , que dans le spectre de l’imaginaire et du symbolique.
Parmi les séminaires de formation intensive organisés pour nos internes , celui de l’éducation sanitaire est pour moi le plus important, une sorte de dernière tentative pour créer la relation susceptible de faire émerger la relation susceptible de donner corps au concept de patient-partenaire. Il s’agit le plus souvent de séances de simulation, ou la consultation d’un épileptique, d’un diabétique etc... est jouée par deux internes et discutée par le groupe. Ces scènes je les ai vu jouer des centaines de fois par des générations d’internes , répétant comme des automates les mêmes gestes, parlant au patient avec les mêmes intonations , s’adressant à lui avec des termes similaires, selon un discours extrêmement stéréotypé. Mon travail d’animateur consiste, non à corriger les messages éducatifs – ce que les internes exigent et n’obtiennent jamais - mais de leur faire prendre conscience de ce qui se passe lors de l’entretien. Par exemple, je leur demande de nommer la position de départ où le médecin s’asseoit derrière son bureau et non en face du patient, mais du même côté de la table. Les internes gênés , la décrivent comme une position de maître de classe. Ceux de gauche – il arrive qu’il en subsiste encore quelques spécimens - comprennent l’importance du détail et renchérissent : c’est la position du juge , voire du commissaire de police. Je leur demande de qualifier les intonations de la voix de celui qui joue le médecin. Ils sont tous d’accord pour les décrire comme autoritaires , cassants, hautains. Même les filles adoptent ces intonations. L’analyse des contenus –que je transcris au tableau , la faculté m’ayant toujours refusé une vidéo - est une série de découvertes qui rend le groupe de plus en plus mal à l’aise . Je demande qu’on qualifie la structure du message éducatif.
Les mots les plus utilisés sont alors : leçon , ordres , explication de texte , publicité , propagande , prêche. On s’arrête longuement aux phrases –clés du genre : si tu ne prends pas ton Insuline comme je te le dis, tu risque de perdre connaissance , devenir aveugle , impuissant etc. De nouveau Je demande qu’on qualifie ces phrases. Peur, crainte, châtiment , obéissance sont parmi les qualificatifs les plus utilisés. Prudemment , j’interviens en suggérant de réécrire le même message de façon positive . le groupe accouche dans la douleur d’un message moins toxique comme : prends ton Insuline régulièrement et tu n’auras pas à craindre les complications du diabète. Violentes protestations. "Monsieur , me dit-on , vous ne connaissez pas les Tunisiens, ils ne marchent qu’à la menace et à la peur et encore.
le grand mot est lâché. Suit alors une grande discussion sur les vertus de la peur , seule arme pour faire reculer le SIDA , convaincre les mauvais malades de prendre leur traitement , enfoncer les bonnes informations dans les têtes en bois. Je demande alors qu’on décrive les techniques d’apprentissage subies à l’école . Certains remontent dans leurs souvenirs jusqu’à la ‘’falaka ‘’, largement utilisées dans les écoles coraniques d’antan . il s’agit d’un bout de bois attaché à une corde avec lequel on enserre les pieds de l’enfant pour apliquer les coups de bâton sur la plante. Sans s’en rendre compte , les internes revivent et reprennent à leur compte tout simplement les techniques dont ils ont été eux-même victimes pour adopter les bons comportements : autoritarisme , hiérarchie, infantilisation, bourrage de crâne, intimidation, chantage, menace, voire violence physique. Dans un tel contexte demander à une personne qui n’a pas accédé à sa propre autonomie de reconnaître celle de l’autre, apparaît comme une absurdité. Le paradigme à faisceau étroit de la médecine bio-techniciste n’a fait que s’accrocher à une configuration mentale , qui lui est aussi adapté qu’un récepteur cellulaire à sa molécule spécifique.
Le lien entre le déterminant culturel et le déterminant politique est étroit sans être simple. Il faut un terreau culturel particulier pour générer tel ou tel système politique . Mais ce dernier peut renforcer des traits culturels comme il peut leur faire barrage. Ainsi , c’est sur un terreau culturel profondément hostile à la libération de la femme, qu’un pouvoir politique en avance sur sa société, a aboli dés l’indépendance la polygamie et fit de la scolarisation massive des filles l’un des acquis les plus importants du pays. Aujourd’hui, la situation est inverse, puisque un pouvoir en retard sur la société, empêche son évolution vers la Démocratie, et donc l’émergence du citoyen, lui-même préalable politique du patient-partenaire. Je me garderai bien de m’enliser ici dans une tentative de définir ce qu’est un citoyen . Disons simplement que le citoyen est quelqu’un qui s’implique dans les affaires de la cité et participe à la gestion des problèmes collectifs. Cette sortie hors du champ des problèmes privés est depuis Periclès la condition sine-qua-non de la pleine citoyenneté. N’a-t-il pas dit : ‘’Nous Athéniens sommes le seul peuple au monde à considérer ceux qui ne s’occupent pas de politique, non comme des citoyens tranquilles, mais comme des citoyens inutiles’’ .
Le citoyen est donc une personne utile car consciente de ses droits et de ses devoirs , les assumant et les exerçant dans tous les champs des activités sociales, dans le respect de la loi , et sans vivre dans la peur. Dans une dictature policière comme dans laquelle je vis , il y a autant de citoyens que de cheveux sur la tête d’un chauve. En fait , la population est constituée de sujets de l’Etat totalitaire et peut être divisée en quatre grands groupes distincts .
Au plus bas de l’échelle vit une masse considérable de pauvres gens et de gens pauvres, humiliés, apeurés, avilis, manipulés, qui pour survivre, doivent quémander leurs droits. Ils sont trop occupés à survivre pour décoller de leur problèmes privés.
Au-dessus de cette couche de la pauvreté impuissante, existe une fraction non négligeable de gens recroquevillés sur leurs petits problèmes personnels, égoïstes, dociles et serviles, vivant dans et par la désinformation, fortement encouragés à se passionner pour le football pour le hommes et les séries sentimentales de la télévision pour les femmes. La troisième couche beaucoup, plus mince, est constituée d’hommes et de femmes luttant désespérément pour comprendre ce qui leur arrive, refusant un sort qu’ils savent injuste et injustifié. Il est rare qu’ils possèdent toutes les clés pour comprendre l’origine de leur malheur. Seule une fraction infime, petite couche superficielle sur cette coupe géologique de l’aliénation , revendique, et exerce dans la lutte et la répression, son droit à la citoyenneté ,
c-a.d à l'autonomie et à la participation. Le patient-partenaire ne peut se recruter que dans cette infime minorité . Il aura autant de difficulté à exister face au paradigme médical , qu’a exister en tant que citoyen face au paradigme culturel dont le dictature politique est l’expression caricaturale. II est évident que le statut économique est aussi un paramètre-clé dans l’émergence du patient-partenaire.
L’impuissance de ces grands usagers du système de soins que sont les pauvres , à modifier en leur faveur les règles de son fonctionnement, est étroitement corrélée à leur dépendance économique. N’ayant rien à débourser , ils n’ont rien à réclamer et surtout pas l’ingrédient nécessaire au statut : le respect. Le système d’assistance médicale gratuite, qui a permis au système tunisien de prendre en charge pendant des décennies la population la plus pauvre, a été aussi un formidable frein à l’émergence du patient -partenaire. Développant des attitudes d’assistés chez les usagers , il a encouragé l’arrogance des médecins , l’incurie de l’administration et l’auto- satisfaction du décideur politique. La situation ne s’est pas beaucoup améliorée avec le progrés du système d’assurances. Les assistés sont tot simplement devenus des revendicateurs . Et pour cause , il manquait un ingrédient fondamental pour faire de ces gens en mesure de payer les services de santé , des personnes responsables individuellement et collectivement : la liberté. Le patient –partenaire n’est pas seulement la personne physique du colloque singulier , mais aussi une personne morale incarnée dans ces multiples associations de malades , de soutien aux projets de recherche sur tel ou tel problème de santé .
C’est la richesse de ce réseau dans un pays comme la Belgique ou la France qui a toujours fait mon admiration – avec une petite pointe d’envie. Parmi les nombreuses libertés individuelles et collectives confisquées par l’Etat totalitaire en Tunisie , le droit à l’association a été et reste la première grande victime. Au début des années 90, j’avais tenté en vain de susciter la création d’associations d’ usagers en espérant qu’elles échapperaient à la paranoïa du système. Dans la circonscription où était implanté le service, la tentative rencontra un écho très favorable. Une association de promotion de la santé communautaire fut créée par des habitants , menée tambour battant par un instituteur enthousiaste. J’avais interdit aux membres de l’équipe d’en faire partie , pour ne pas recréer des relations hiérarchiques en leur demandant de se mettre simplement à la disposition de l’association .
Ce fut la goutte qui fit déborder le vase de l’administration. L’association ne fut jamais autorisée. On calma vite l’enthousiasme de l’instituteur. Le service fût dissous, au premier conflit sérieux entre le pouvoir et la Ligue des droits de l’homme dont j’étais le président à l’époque. Fort heureusement je n’étais pas le doyen de la faculté , le pouvoir aurait été capable de la fermer pour tuer dans l’œuf la subversion .
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A quoi toute cette réflexion peut-elle mener en pratique ?
D’abord , elle permet d’expliquer des échecs cuisants : on croyait dans les années 80 , qui ont vu se développer les grandes réformes du système de soins tunisien qu’il suffisait de mettre sur le marché de bons médecins , de bons gestionnaires et les ressources indispensables , pour que la machine ronronne. Mais nous avions oublié la contrainte systémique. Les nombreux dysfonctionnements du système n’étaient pas dus seulement à l’étroitesse d’esprit des médecins , au faible niveau de compétence des décideurs et des gestionnaires , mais aussi au nombre dérisoire de citoyens parmi les usagers du système. Mais que faire puisque l’émergence du patient-partenaire est d’abord une lente maturation liée à l’avance de l’éducation , de la Démocratie , et du développement économique. D’abord le médecin se doit d’être lui aussi un citoyen, et participer en cette qualité à la maturation de ces paramètres. En tant que professionnel , il peut anticiper sur la vague déferlante , comme il peut essayer de s’sy opposer. Pour être dans le sens de la vague , il lui faut refuser un paradigme dans lequel il a été élevé. Rien n’est plus difficile. On rentre en conflit avec soi-même et avec l’environnement .
La question qui se pose est pourquoi doit-on quand même le faire ?
Parce que le paradigme bio-techniciste qui semble pourtant donner de si bons résultats est trop étroit, trop simpliste et de par là même générateur d’inefficacité.
Disons d’emblée que sa contestation externe , telle qu ‘elle a été menée par des idéologues comme Illich dans les années 60 , ou des sociologues comme Bozzini , fortement teintée d’ idéologie voire d’anti-médicalisme primaire, a eu peu d’impact . La vraie source de la remise en cause interne et se développe aujourd’hui avec force , pour des raisons purement médico-médicales. De plus, elle n’est pas nouvelle puisque le paradigme médico-social est aussi vieux que la médecine elle-même. Nourri d’Hyppocrate , renforcé le long des siècles par tous les grands’’ apôtres ‘’ de la santé publique comme Avicenne , Rhazes , Ibn El jazzar , Chadwick, Virchow , et plus proche de nous Thomas Mann ; le paradigme est à la médecine, ce que le Gulf stream est à l’océan. Il en est une partie intégrante, il la traverse et la féconde tout en restant distinct, autonome , différent. Ce courant ancien , profond et tenace, puise sa puissance, non seulement dans une revendication éthique d’égalité et de justice sociale face à la maladie mais aussi dans une revendication d’ efficacité
le patient à disparu en tant qu’acteur autonome et responsable , parce que les victoires de la médecine bio-techniciste donnait l’impression qu’on n’aurait plus désormais besoin de lui. Des maladies comme l’appendicite ou la méningite ont semblé donner raison à cette démarche. Une bonne technique chirurgicale , et de bons antibiotiques guérissent vite et bien. Collaborer signifie se laisser faire et rien de plus .
Or voilà que mêmes les maladies infectieuses , largement responsables de l’illusion d’une guérison sans participation, se révèlent fortement dépendantes de comportements stables , complexes et libres , qu’il s’agisse de compliance dans le traitement de la tuberculose , du bon usage des antibiotiques ou du contrôle des MST don’t la pandémie du SIDA. Qui plus est , la transition épidémiologique qui installe dans tous les pays les maladies chroniques en tête du hit –parade et comme première source de mortalité et de morbidité, rend marginales les thérapeutiques –express qui peuvent faire l’économie du sujet. Les étudiants en médecine ne réalisent pas à quel point la nosologie des problèmes de santé est une construction intellectuelle temporaire qui reflète le savoir et l’ignorance d’une époque. Combien de maladies‘’voyait ‘’Hippocrate et que nous ne ‘’voyons ‘’plus ?
Combien de maladies que nous avons appris sur le banc des facultés, vont se dissoudre, se redistribuer dans de nouvelles entités pathologiques ? De ce point de vue, on pourrait réorganiser des chapitres entiers de la médecine en partant des comportements et des attitudes. Ainsi on enseignerait le ‘’manger’’, le ‘’fumer ‘’, le ‘’conduire’’, le ‘’boire ‘’, le ‘’ se traiter ‘’, l’‘’aimer ‘’ comme des problèmes de santé majeurs ou les composantes de ces comportements seraient au centre de l’analyse, montrant leurs effets sur la santé. Le traitement des problèmes de santé se révèlerait dans toute sa complexité et ne se réduirait plus à des prescriptions, souvent des cauthères sur une jambe de bois. Une telle approche mettrait en scène et en exergue, le patient dans sa totalité, dans sa complexité de vivant , et non plus seulement comme un gène ou un organe défectueux. Il ne s’agit pas de prise de position idéologique , mais de science , de technique et d’efficacité. On reste confondu, a posteriori, quand on a travaillé assez de temps avec les épileptiques ou les handicapés, de se dire que la souffrance psychologique a été a peine signalée dans les cours de formation . Or c’est l’autre face cachée de la lune que la pratique découvre. Rien ne peut être fait avec les épileptiques , sans un déblayage du terrain concernant craintes, phobies, préjugés , ragots entendus, sans une mise à nu de l’anxiété permanente chez ces patients. C’est toute une sémiologie sur laquelle la neurologie classique reste aveugle, seuls l’intéressant les symptômes dits objectifs. De la même façon aucun résultat ne peut être obtenu sans une intervention en profondeur sur la compliance. La condition sine-qua-non de la prise en charge efficace passe par le travail sur les attitudes en amont de la prescription et sur les comportements en aval d’elle, restés eux aussi en dehors du faisceau étroit de l’analyse clinique classique. Le changement dans le statut du patient lié à cette évolution, ainsi que l’émergence et la domination des maladies chroniques ne permet plus la survivance d’un paradigme aussi primaire. Le médecin n’a pas seulement à mettre à jour ses connaissances à jour, mais aussi ses paradigmes .
En réalité le patient –partenaire n’est rien d’autre que le signe et la récompense d’une bonne pratique médicale . Et c’est cette bonne pratique que je vous souhaite, tant pour votre gratification que pour celle celle de la personne qui s’en remet à vous pour être soulagée de l’angoisse ou de la douleur.
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Permettez -moi de conclure en vous souhaitant aussi de garder le plus longtemps possible ce qu’un proverbe arabe appelle "la couronne invisible". La santé d’après ce proverbe, est une’’ couronne invisible posée sur la tête des bien portants que seuls voient les malades’’. L’homme que je suis , talonné dans le moindre de ses déplacements par les voitures banalisées de la police politique, surveillé jour et nuit , dont tous les visiteurs sont controlés par des policiers postés à tous les carrefours conduisant à sa maison , empêché de voyager, de publier, de travaille, cet homme dis-je, voit une deuxième couronne sur vos têtes qui vous est tout aussi invisible: la liberté . Puissiez vous les garder toutes les deux le plus longtemps possible et ne pas oublier , que beaucoup d’hommes et de femmes, de par ce vaste monde , n’ont eux sur la tête qu’une couronne d’épines .
Moncef
Marzouki
Sousse le 30-05-2001.