Handicap : les limites du concept sont-elles encore négociables ?
Professeur en médecine communautaire à la faculté de médecine de Sousse, en Tunisie, aujourd’hui renvoyé de son poste et interdit d’enseignement, le docteur Moncef Marzouki a été Président de la ligue tunisienne des droits de l’homme et membre du comité directeur de l’Organisation arabe des droits de l’homme. Il est membre actif de la section tunisienne d’Amnesty international et porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie.
Site web du Conseil National pour les Libertés en Tunisie :
www.welcome.to/cnlt/
C’est dans les années 1980 que la Tunisie s’est lancée dans un programme national pour les handicapés et contre le handicap et ce principalement à cause du combat acharné de quelques associations pauvres et marginales constituées majoritairement par des parents et des médecins spécialisés dans le problème.
Celui-ci se déplaça, comme partout ailleurs dans le monde, du champ de la clinique à celui de la santé publique, puis de ce champ à celui du social et du politique.
En 1984, je fus désigné, en ma double qualité de professionnel et de militant associatif, pour siéger dans la commission nationale comprenant des médecins, des représentants des associations de défense des handicapés et des représentants du ministère des Affaires sociales. Cette commission avait pour mission de distribuer des cartes selon le type et la sévérité du handicap et ce pour de menus avantages – sorte de lot de consolation – permettant des réductions dans les transports, la gratuité de certains soins, etc.
D’emblée se posa le problème des critères d’octroi des précieuses cartes et donc de la définition du handicap. Des logiques, des paradigmes, des intérêts divergents s’affrontèrent autour de la question.
En gros, les bureaucrates s’en tinrent à la classification classique d’alors, ne reconnaissant comme digne du label que les handicapés moteurs, mentaux et sensoriels.
Les médecins étaient plutôt pour une définition plus large, arguant que les grands malades psychiatriques, les grands insuffisants respiratoires ou cardiaques étaient tout aussi handicapés, voire parfois plus que les hémiplégiques ou les mal-voyants.
Ces arguments furent rejetés par les représentants du ministère et l’on s’en tint à la trilogie classique : moteur, mental, sensoriel.
A l’évidence, la discussion sur la limite du concept n’était pas qu’un débat théorique, mais bel et bien un enjeu de pouvoir et d’argent. En voulant étendre le champ du concept aussi loin que possible, les médecins élargissaient leur champ de compétence, donc de pouvoir. En le restreignant, les bureaucrates du ministère augmentaient le leur et veillaient à leur principal souci : le contrôle de la dépense.
Les limites que nous posons aux concepts de handicap seraient-elles plus qu’une question “scientifique” socialement neutre ?
La définition devenue classique du handicap porte, quand on y regarde de plus près, les marques invisibles de tels conflits.
Rappelons que cette dernière stipule que : “Le handicap est le désavantage social pour un individu donné qui résulte d’une déficience ou d’une incapacité et qui limite ou interdit l’accomplissement d’un rôle normal en rapport avec l’âge, le sexe, les facteurs sociaux et culturels.”
Cette définition a eu le grand mérite à la fois de permettre une classification internationale (OMS, 1980) et d’avoir orienté les recherches vers des problèmes vitaux pour les handicapés comme le droit au travail, au transport, aux loisirs, à l’égalité, et non seulement aux soins curatifs mais aussi aux soins préventifs.
Mais il est évident qu’elle est un compromis où les médecins ont reconnu le côté social du problème en échange du centrage du phénomène sur sa composante biologique.
Analysons les composantes de ce compromis.
La séquence des phénomènes est la suivante : Maladie... déficience (défaut, anomalie, déficit, séquelle)... Incapacité (restriction d’activité ou de fonctionnement)... handicap (désavantage social).
Aux médecins donc la déficience et l’incapacité, aux militants de l’intégration sociale et des droits des handicapés, le reste.
Mais regardons de plus près le concept de désavantage social. Celui-ci va se traduire par des difficultés accrues par rapport aux non-handicapés de même âge et de même sexe et ce dans tous les domaines de la vie. Les chances de jouir de la vie seront moindres, les chances de souffrir plus grandes, qui entraîneront des sentiments de plus grande dépendance et d’insécurité, majorant l’anxiété, la culpabilité, l’auto-dépréciation.
Dans les séminaires sur le handicap, je demande aux participants de partir de la définition et des composantes du désavantage social pour trouver une forme de handicap où il n’y a, en amont, ni déficience, ni incapacité.
Seuls les non-médecins sont capables de trouver parfois la réponse. Il s’agit de l’illettrisme. En effet, un illettré total, perdu dans le métro de Paris, n’est pas mieux loti qu’un véritable aveugle bien entraîné à circuler. D’une certaine façon, c’est un aveugle spécialisé, si l’on peut dire.
Il est évident que les illettrés, surtout dans une société occidentale, ont des difficultés plus grandes, jouissent moins de la vie, développent plus des sentiments d’insécurité et d’auto-dépréciation, etc.
Cette idée d’un handicap de situation n’est pas nouvelle et l’on a depuis longtemps identifié le caractère handicapant d’un environnement trop demandant. Il n’en demeure pas moins que ses conséquences ultimes n’ont pu être tirées.
Si nous partons du désavantage social comme centre de gravité du handicap, nous sommes bien obligés d’admettre que la maladie, la déficience et l’incapacité ne sont qu’un des nombreux chemins qui y mène, l’illettrisme lui-même n’étant qu’une voie parmi d’autres.
Le chemin de l’affection organique, nous l’avons privilégié parce qu’il est pour nous autres médecins le plus “simple”, le plus accessible, celui qui relève de notre pouvoir et qui est susceptible de l’accroître.
Faut-il dès lors parler des pauvres comme des handicapés ? A l’évidence oui, si l’on s’en tient au désavantage social comme le phénomène princeps dans le “label”.
La question est maintenant de se demander où peut bien mener un tel débat.
D’abord, il nous permet de rappeler que les champs disciplinaires que nous balisons ne sont que des constructions théoriques aux limites arbitraires négociées entre les acteurs sociaux, chacun ayant la propension à tirer la couverture à soi.
La deuxième idée est que la médecine ne traite que d’une forme très particulière du handicap et ceci peut nous pousser à le penser sous un angle plus large.
Enfin, il faut insister sur le fait qu’une partie de la
souffrance psychique, composante importante du désavantage social qu’il soit
d’origine biologique ou non, est le reflet de notre propre image du phénomène.
Si nous-mêmes cessons de voir dans nos handicapés médicaux des accidents
malheureux, pour privilégier l’être humain en butte à des limitations parmi tant
d’autres, et si les handicapés eux-mêmes arrivent à relativiser leur
désavantage, alors quelque chose de plus sain peut circuler dans leur rapports à
eux-mêmes et aux autres.