Pour la première fois, un juge se révolte publiquement contre le
rôle assigné aux magistrats en Tunisie. Dans une lettre ouverte
adressée le 6 juillet au "président du conseil supérieur de la
magistrature", le président Ben Ali, Mokhtar Yahyaoui, président de
la 10e chambre civile au tribunal de première instance de Tunis,
dénonce la "situation catastrophique" de la magistrature
tunisienne, due à son absence totale d'indépendance.
"Les juges tunisiens, écrit-il, sont acculés à prononcer
des jugements établis d'avance, qu'ils ne peuvent discuter, et qui
ne reflètent en rien ce que dit la loi." L'indépendance de la
justice en Tunisie s'est transformée, ajoute-t-il, en "démission
des vrais magistrats".
"Harcelés", en proie au chantage, à l'intimidation et à la
dénonciation, étreints par la peur, ayant perdu leur dignité, les
juges n'ont "aucune chance" de pouvoir accomplir un travail
équitable. La situation est telle que "le seul fait d'appartenir
à cette corporation constitue une honte", dit-il, pour ceux qui
croient encore à leur mission.
COUP D'ÉCLAT
En conclusion, Mokhtar Yahyaoui adjure le chef de l'Etat de
libérer la magistrature de la "tutelle" du pouvoir politique
et souligne qu'en l'absence de changement, il est prêt à aller en
prison "si c'est le meilleur endroit pour que -je me-
sente digne, libre, et avec la conscience tranquille".
Mercredi 11 juillet, alors que Tout-Tunis bruissait de la rumeur
de ce coup d'éclat et que le texte du juge Yahyaoui circulait sur
Internet, l'intéressé apprenait qu'il était convoqué le lendemain
jeudi au ministère de la justice. "Je ne pourrai pas me rendre à
cette convocation, a-t-il déclaré au Monde, car j'ai du
travail et une séance plénière à la même heure. De toutes les
façons, il n'est pas question que je renie ce que j'ai écrit."
Qu'est-ce qui a poussé ce magistrat, sans engagement politique ni
associatif connu, à sortir de sa réserve, et à s'exposer ainsi à des
risques de représailles ? "Nous sommes nombreux à souffrir en
permanence dans l'exercice de notre métier et à estimer que ce qui
se passe n'est plus tolérable, répond-il, manifestement ému mais
ferme.
Mon initiative est
personnelle mais je dis tout haut ce que beaucoup disent tout bas.
Nous sommes à bout. Personnellement, je n'accepte plus ce système
judiciaire : c'est une question de conscience."
Le juge Yahyaoui précise encore que la lettre ouverte qu'il a
envoyée au président Ben Ali n'est que l'aboutissement d'un long
processus de réflexion. Depuis un an, dit-il, il savait que, tôt ou
tard, il serait amené à réagir ouvertement, tant les pressions dont
lui et ses confrères sont la cible lui paraissaient scandaleuses.
Pour exemple, il cite le prétexte procédurier dérisoire donné par
la cour d'appel de Tunis, le 7 juillet, pour reporter au
29 septembre le verdict concernant l'opposant Moncef Marzouki : le
tribunal, selon la version officielle, ne disposait pas de la copie
du jugement rendu en première instance. Un argument qui a paru
invraisemblable.
Il paraissait évident que le pouvoir avait dû renoncer - au moins
provisoirement - à envoyer sous les verrous le docteur Marzouki,
professeur de médecine renommé, en raison du tumulte déclenché
quelques jours plus tôt par l'arrestation de deux autres figures de
l'opposition : Mohamed Mouada, ex-président du Mouvement des
démocrates socialistes (MDS) et Sihem Bensedrine, éditrice,
journaliste et porte-parole du Conseil national pour les libertés en
Tunisie (CNLT, interdit).
"Il n'est pas supportable qu'un Moncef Marzouki doive se
méfier de ses juges, martèle le juge Yahyaoui.Mes
revendications sont on ne peut plus pacifiques et légales. Je ne
demande qu'une chose : que nous ne soyons pas les juges du régime,
mais ceux de l'Etat."
"SALE TRAVAIL"
De ce magistrat qui sort de l'ombre pour la première fois, le
président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH),
l'avocat Mokhtar Trifi, dit le plus grand bien. "Il s'agit de
l'un des juges les plus honnêtes et les plus respectables de
Tunisie, estime-t-il,apprécié pour sa probité morale,
intellectuelle et professionnelle et qui jusque-là n'avait jamais
fait de vagues. Qu'un homme comme Mokhtar Yahyaoui se décide à
parler, c'est vous dire le degré d'humiliation qui a été atteint
dans le pays..."
Le 5 juillet, un groupe de magistrats avait déjà donné le signal
de la révolte, mais de façon anonyme. Plusieurs dizaines d'entre eux
avaient publié sur Internet un texte signifiant leur exaspération
devant le "sale travail" qui leur était imposé et leur
volonté d'y mettre fin. Ils répondaient ainsi à un appel lancé
précédemment par le docteur Moncef Marzouki, les pressant de
"rendre à la justice sa dignité."
Citant l'historien et philosophe arabe Ibn Khaldoun, l'opposant
et défenseur des droits de l'homme rappelait que "la justice est
à la base de toute civilisation."
Fl. B.
Un nouveau bâtonnier distant du pouvoir
Béchir Essid, cinquante-neuf ans, est le nouveau bâtonnier de
Tunisie. Initiateur, dans les années 1980, d'un mouvement politique
de tendance nationaliste arabe qui n'a jamais été reconnu, Me Essid
est un membre actif de la Ligue tunisienne des droits de l'homme et
d'Amnesty International. Il a été élu par ses confrères le 17 juin,
en l'emportant au second tour de scrutin sur Me Brahim Bouderbala,
un candidat considéré comme très proche du pouvoir.
Les avocats tunisiens ont dans le même temps désigné les sept
membres siégeant au conseil de l'ordre, parmi lesquels la tendance
proche du parti du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD,
au pouvoir) est largement minoritaire. Tous les candidats avaient
axé leur campagne sur l'autonomie du barreau et les conditions
d'exercice de la profession d'avocat. - (afp.)