La rencontre. Moncef Marzouki

 

28 juin 2001.

C’est le  jour national pour  l’amnistie générale  en Tunisie.

Ils vont être un peu plus collants , un peu plus nerveux ,un peu plus nombreux ,  me suis –je dit  en me préparant à une dure journée .

Ils , ce sont les policiers en civil que je traîne avec moi comme un boulet depuis une décennie .

Ils  m’ont filé  dans les ruelles de la médina , accompagné chez l’épicier du coin,  poursuivi sur des centaines de kilomètres dans leurs voitures banalisées , talonné dans les couloirs des cliniques , encadré dans les trains , campé devant chez moi pendant des semaines . Je les ai vu assister à mes cours , aux soutenances de thèse , noter  religieusement ce que je dis dans les conférences internationales dans tout pays  ou la Tunisie a un consulat .

Que de fois m’ont –ils arrêté aussi :   chez moi , à ma descente d’avion , en sortant de la faculté ,  d’une cérémonie funèbre .  Ils  m’ont même kidnappé une fois selon les scénario des plus mauvais films de série B.

 Je ne mesurais pas encore à quel point ils allaient être Nerveux , collants , et innombrables , ce jour que la société civile voulait dédier à ma concorde civile .

Les deux flics qui montent avec moi dans le train  Sousse-Tunis respirent bruyamment dans mon dos . A la gare de Tunis c’est la foule .Trois motos avec des gamins bruyants et excités ne me lâcheront plus  d’une semelle toute le journée , roulant bruyamment sur le trottoir ou je marche , fendant à contre-sens  une foule inquiète et perplexe .

Le barrage autour du siège  de la ligue, ou devait se tenir la première réunion de la journée  ,  est incroyablement dense .  ils ont beau être tous en civil , j’en  reconnais la plupart . On me laisse passer  pour rejoindre ceux qui ont pu se faufiler , mais les anonymes sont brutalement refoulés .

 la conférence de presse démarre dans le bruit des cris qui montent de la rue , ou les fiers à bras continuent de repousser  les arrivants  .

 La conférence terminée , je redescends au pas du course . Tant de choses à faire , de gens à voir , par cette canicule et avec ces trois motos dans le dos ! quelle perspective peu réjouissante  .

 En bas de l’immeuble , il y plus de policiers que de passants .c’est fou , c’est démentiel , c’est insensé , et c’est partout pareil : devant l’immeuble du Conseil , les maisons des militants  connus , dans toutes les rues sensibles . Tunis est en état de siège policier .

Je fends cette masse compacte de visages hostiles , regardant droit devant moi .

Brusquement un grand gaillard  me fait face , vrille son regard dans le mien et me dit d’une voix presque plaintive .

-Docteur , nous ne faisons qu’exécuter des ordres .

 Rien peut plus m’agacer  davantage que cette excuse . Croyant l’homme libre , je le crois aussi responsable . Mais je n’ai pas le temps de débattre .

-          je sais mais allez –y doucement .

L’homme s’enhardit .

-vous Docteur , vous êtes un homme raisonnable , vous ne nous insultez jamais , mais certains de vos amis

la situation ne manque pas de sel . L’homme qui traque pour son maître tous ceux qui commettent le délit de dignité , se plaint à l’un d’eux qu’on ait attenté à la sienne

- Docteur après tout nous sommes  aussi des ….

 Je continue mentalement la phrase suspendue: Des humains , oui des humains Que pourriez –vous être d’autre ,  sinon des humains à  que la malchance et les circonstances font jouer le rôle de vilains , exprimant ces ‘’gênes ‘’ de violence et de méchanceté  que nous portons tous en nous  quiescents , fortement bridés mais prêts à exploser si les conditions l’exigent ou le permettent  .

Je n’ignore rien de l’état d’âme de cette police qui se sait pléthorique sans raison , crainte et méprisée , surtout  inutile ,tournant en rond et à vide car  dressée à courir derrière  le secret dans un pays transparent ,  à mater les révoltes dans une  société  pacifique , qui plus est secrètement habitée par la peur de l’arrivée au pouvoir de ceux qu’elle traque . Intenable  situation . Mais qu’ y puis-je ?

L’homme renchérit en toute vitesse comme s’il voulait me dire quelque chose d’important avant que je file .

- Certains de vos amis ne veulent rien comprendre à notre situation . ils nous insultent . Il y en a même qui …. Il y a quelques mois , une femme m’a craché sur le visage .

l’homme porte la main à sa joue droite et me regarde d’une étrange façon .

C’est à ce moment là qu’eut lieu ce que j’appelle la rencontre .

Rien n’est plus précieux que cette sorte de ‘’Satori  ‘’ psychologique , à la fois banale et sans prix  . Comme pour cette expérience ce l’éveil si chère aux bouddhistes  , il est inutile d’essayer de le provoquer . la rencontre. Que ce soit  avec le partenaire , l’enfant , l’ami ou l’ennemi , elle est  un acte fortuit,  aléatoire , arrivant quand il arrive au moment où on l’attend le moins  .

Les humains sont la plupart du temps opaques les uns aux autres . ils tiennent à le rester et pour ce faire ,  ils ont mille ruses dont la plus affectée des franchises . Encombrés de masques , jouant le rôle  de leur propre personnage,  plus celui d’un nombre incalculables de ‘’je ‘’ parasite , ils sont toujours dans un ailleurs flou et incertain ou ils se perdent pour eux-mêmes et pour les autres .

Quand se produit  le miracle  de la rencontre , tout se passe comme si les deux êtres ont abandonné les masques empilés , le jeu des statuts et des rôles . Les deux consciences sont nues .elles se font face et sont parfaitement synchronisées .On plonge le regard dans l’autre conscience  comme  on regarde le fond  une piscine à l’eau claire . cette plongée du regard ne s’apparente à aucune forme de viol , puisque l’autre se donne  pleinement à vous et ne se fuit plus lui-même  .

En fait , est-ce bien dans l’autre qu’on plonge ce  regard qui ne rencontre point  d’obstacle ou  le plonge-t-on dans un soi devenu aussi par le miracle de la rencontre tout aussi transparent ?

En réalité la magie de la rencontre tient dans cette expérience extraordinaire , ou l’espace d’un temps infinitésimal on devient l’autre tout en restant soi . Alors on comprend tout car  entre les deux êtres il n’y a plus de fracture , mais la  continuité. 

Le terrible crachat ravine maintenant ma joue gauche comme une coulée de lave brûlante d’humiliation .

Quand la rencontre a lieu , la réponse   ne se commande pas . Elle  est ample , aisée  spontanée et parfaitement adaptée .

Ma main sait toute seule  ce qu’il faut faire et le fait  . Elle se tend doucement  , cherche la joue du policier  et l’effleure  .

-voilà , maintenant  il est essuyé .

La salive qui coule depuis des mois , voire des années s’assèche brusquement . la plaie purulente se referme tout aussi brusquement .

 l’homme sourit , l’âme enfin en paix   .

je lui tourne le dos et je fonce vers mes rendez-vous incertains

Toute la scène aura duré moins de trente seconde .

Derrière moi vombrissent les motos . Bientôt fuseront les quolibets et les insultes .

Mais qu’importe . Quelle magnifique journée : Une   dictature discréditée et  affolée étalant sa brutalité impuissante ,  une société civile plus que jamais unie dans  sa détermination à tourner la page d’une décennie de répression aveugle  , et puis une rencontre , qui plus est avec un policier .Que veut le peuple ?***

 




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