Je « vote » pour Moncef Marzouki,
par Taoufik Ben Brik
Le Monde - Lundi 29 janvier 2001
UN printemps tunisien est toujours inattendu : l'hiver a trop duré et, de
surcroît, il s'annonce toujours par la boue qui se liquéfie. On a peine à croire
à la splendeur de la floraison, à la violente éruption d'une vie trop longtemps
contenue.
Jetez une grenouille dans l'eau bouillante : elle s'en extrait vivement d'un
bond. Placez-la dans l'eau froide et portez le tout lentement à ébullition : la
grenouille meurt. Les Tunisiens sont dans le deuxième cas : ils étouffent peu à
peu, à mesure que Ben Ali serre la vis.
Le chômage, la chape de plomb, le sentiment accablant d'appartenir à un pays où
rien ne bouge semblent être les principales raisons de ce désespoir : « La Tunisie c'est pas la peine ! »
Tant de squelettes de mouvements abandonnés, de visions qui se réfractent, de
rêves qui meurent, font que chaque Tunisien se sent nuisible, sans projet ni
vocation aucune. Et, pour surmonter ce vague à l'âme, les Tunisiens s'esclaffent
: « Si Allah répond aux prières, ces derniers
temps, la réponse est toujours "non". »
Puis ? Un point d'interrogation qui est en soi, déjà, toute une aventure. Le
désert ? L'au-delà de l'errance ? S'en contenter ? Jamais ! Ni cette fois ni les
suivantes. Car ces vers d'un poète chinois que Moncef Marzouki aime citer le
rappellent assez : « Même faibles comme la
flamme d'une bougie, il nous faut brûler jusqu'à la dernière goutte. Même ténus
comme une allumette, il nous faut provoquer l'étincelle au juste moment ;
réduits à l'état de cadavre, transformons-nous encore en feux follets pour
hanter la plaine sauvage »
Un colossal enfant, voilà ce qu'est Moncef Marzouki. Nous avons aimé des morts
auxquels nous pouvons penser sans tristesse parce que nous avons l'impression
que leur trajet était accompli, mais il en va différemment pour Marzouki qui
découvre la vie chaque jour, exactement à la manière d'un adolescent que nous
regardons avec émotion faire tout ce qu'il fait pour la première fois.
Si je devais élire le président de la République en 2004, je n'hésiterais pas un
seul instant : je voterais Marzouki. Il représente tout ce que notre pays a su
exprimer de mieux. Il est de ces hommes, quand tout est menacé ou compromis,
quand les volontés collectives fléchissent un peu, qui savent rompre avec leur
milieu, créer un mouvement à partir de presque rien, transformer une chimère en
un espoir, un espoir en une victoire. Sans des hommes comme Marzouki,
aurions-nous la même volonté de ne pas baisser les bras et de devenir à notre
tour « récupérables » ?
Moncef Marzouki n'a jamais été un dissident. C'est un résistant. Le dissident se
sépare d'un système dont il a fait partie. Le résistant se met dès le début hors
du système.
Au début du règne sans partage de Ben Ali, lorsque nombre de ses compagnons,
alors dirigeants de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) – Dali
Jazi, Mohammed Charfi, Saadoun Zmerli, Khémaïs Ksila, Kémaïs Chammari – ont été
envoûtés par le luxe des palais nationaux et des sièges feutrés, Marzouki, lui,
a claqué la porte de Carthage en rétorquant : « Je ne suis pas ministrable. » Il préféra rester simple président
de la LTDH.
Marzouki est devenu résistant, non pas révolté, mais par souci de préserver son
identité et défendre sa dignité. Il est résistant non parce qu'il est hors
norme, mais par normalité : il s'est trouvé résistant par probité.
Cette probité morale, qui l'a conduit en prison, est celle-là même qui, depuis
trente ans, le préserva du doute, même si sa vie se résume à « un médecin sans patient, un écrivain sans lecteur et un chef de
famille sans famille », celle-là même qui le décida à ne pas faire appel
pour protester contre « une parodie de
justice » qui l'a condamné, le 30 décembre 2000, à un an de prison ;
celle-là même qui lui fait dire : « Une
poignée d'hommes ne peut pas ébranler une dictature hideuse, mais elle indique à
des millions de gens à travers le monde qu'il est encore possible de se battre.
» Il sait que la probité morale est une force qui sape les fondements du
mensonge qui gouverne. Il ressent de la fierté de n'avoir pris! aucune porte de
secours et d'avoir accompli la tâche de faire sortir la Tunisie de sa léthargie
en créant, fin 1998, le Conseil national pour les libertés, ce laboratoire de la
résistanc! e.
Cela dit, je n'oublie pas que j'ai commencé par écrire « si je devais voter »,
car n'étant pas détenteur d'une carte d'électeur, je ne voterai pas. Mon opinion
sur la question, tout comme celle des neuf millions de Tunisiens, ne compte
absolument pas. Lors des élections d'octobre 1999, une nokta (blague) qui courait dans la rue traduit à merveille la
situation : « Le jour du scrutin,
Mohammed, de retour chez lui, annonce qu'il vient de voter blanc. Son épouse,
craignant les conséquences, le convainc de retourner rectifier le tir. Arrivé au
bureau, le responsable le rassure : "Ne t'inquiète pas, nous avons déjà fait le
nécessaire, un mort a voté pour toi. Attends de mourir pour voter" »
J'avoue que je commence à ressentir cette situation comme une atteinte à mes
droits civiques (sic).
Il y a longtemps que le locataire de Carthage n'incarne plus l'image d'un
personnage au-dessus des partis, censé représenter l'unité de la nation et
exercer des fonctions clairement définies et liées à son rôle. Ben Ali est
maître d'un pouvoir au-delà de toute Constitution. Le texte fondamental prévoit
son départ en 2004. Vraisemblablement, il est partant pour un autre mandat.
Alors ne serait-il pas tout à fait normal que ces pouvoirs incertains et étendus
soient redéfinis et soumis au vote populaire ?
Mais, surtout, n'est-il pas indispensable désormais, dans une alternance
politique concrète, de transformer l'élection du président en un choix populaire
d'où se dégagerait, fût-ce au terme d'un premier tour, une option entre deux
candidats ?
Puisque, de toute façon, je ne suis pas électeur (j'allais dire ma voix ne
compte pas), j'ajouterai que mon vote virtuel en faveur de Moncef Marzouki n'a
aucune chance d'aboutir, puisque sa candidature même est contre les règles
électorales du pays et que seul celui qui les a édictées peut en « abuser » : « Tant qu'elles ne changent pas, nous violons
celles qui existent. »
En revanche, soutenir, aujourd'hui, la candidature de Marzouki (même pour la
forme), a une valeur hautement symbolique : c'est croire et faire que, après Ben
Ali, il n'y a pas que Ben Ali. Car la reconnaissance n'est pas seulement du côté
du pouvoir. Elle est aussi entre les mains des contestataires, traversés par les
querelles de groupes. S'ils décidaient de soutenir Moncef Marzouki, les
démocrates montreraient qu'ils ont compris la nécessité de réagir face à
l'indifférence d'une opinion publique, qui supporte de moins en moins que Ben
Ali gère le pays comme si c'était une épicerie familiale. Si, au contraire, ils
optent pour la politique de « la chaise vide », ils ne leur restera qu'à en
subir les conséquences.
Taoufik Ben Brik est journaliste et écrivain tunisien.
par Taoufik Ben Brik