Soutenir les
Tunisiens « à bout de patience »
Mis à jour le jeudi 18 janvier 2001
Professeur de médecine, président
de la Ligue tunisienne des droits de l´homme de 1989 à 1994, candidat à
l´élection présidentielle en 1994 (et immédiatement incarcéré), privé pour cinq
ans de la liberté de circuler avec interdiction de sortie du territoire, privé
de ligne téléphonique, Moncef Marzouki est progressivement démis de la plupart
de ses responsabilités professionnelles et voit ses projets de recherche
supprimés. Confiné dans un isolement social et professionnel, il subit la
modalité de pression psychologique la plus insidieuse dont beaucoup de citoyens
tunisiens sont victimes.
C´est après s´être rendu une
dernière fois à l´étranger, en septembre 2000, où il a pris publiquement
position contre le régime autoritaire du président Ben Ali, qu´il s´est vu
notifier l´inculpation qui a abouti à la condamnation du 30 décembre qui, en
vertu de la loi tunisienne, risque de le rendre inéligible pour la prochaine
élection présidentielle. Les garanties les plus élémentaires d´un procès
équitable n´ayant pas été respectées, le docteur Marzouki a décidé de ne pas
faire appel et de protester par ce fait, avec ses avocats, contre un
« procès inique et bâclé » et une « parodie de justice ».
L´affaire Marzouki est
aujourd´hui le symptôme le plus manifeste d´un pays malade de l´autoritarisme
que le régime fait peser sur lui. Le courage et la ténacité d´une opposition
persécutée et muselée, la médiatisation de certains actes désespérés dont celui
du journaliste Taoufik Ben Brik ne sont que les indices visibles d´un
« pays à bout de patience » (Moncef Marzouki).
Le CNLT n´a eu de cesse, depuis
sa création, le 10 décembre 1998, de condamner les détentions arbitraires, les
procès iniques et les actes de torture dans les prisons : il apparaît
aujourd´hui comme le mouvement le plus crédible pour engager et soutenir une
dynamique de démocratisation à laquelle, contrairement à une opinion répandue,
tout un peuple aspire. Le projet du président Ben Ali de se maintenir au pouvoir
à vie par un tour de passe-passe constitutionnel fait disparaître, s´il était
besoin, toute illusion sur l´évolution du régime.
Ceux qui pouvaient encore croire,
en France et en Tunisie, à son assouplissement, voire à sa lente
démocratisation, doivent se rendre à l´évidence : la douceur de vivre offerte
aux « amis de la Tunisie » se paye d´une chape de plomb qui écrase les
citoyens tunisiens, premières victimes d´une corruption endémique, du
harcèlement policier quotidien et titulaires du seul droit de se taire.
Aujourd´hui, en Tunisie, les paroles de Rousseau trouvent tout leur sens :
« On vit tranquille aussi dans les cachots, en est-ce assez pour s´y trouver
bien ? ».
L´opinion publique française et
internationale a d´ores et déjà pris conscience de la gravité de la situation
des droits de l´homme en Tunisie. Aujourd´hui, passé le temps de la prise de
conscience, il est temps que le gouvernement français prenne le relais et sorte
de son silence.
Nous considérons en effet que l´« amitié
des peuples français et tunisien » ne doit plus justifier l´indulgence,
voire les soutiens affichés de certaines personnalités politiques françaises au
régime policier de Ben Ali. Trop longtemps, la
« douceur de vivre » tunisienne a fait oublier à certains invités
privilégiés du régime les réalités d´une (pas) « si douce dictature ».
Nous n´acceptons pas qu´un candidat RPR à la mairie de Paris ait pu déclarer en
1997 que « Ben Ali est un homme politique moderne qui défend jusqu´au bout
les notions d´humanisme et de liberté », et affirmer avec le même aplomb, au
lendemain de la parodie de la dernière élection présidentielle (remportée avec
plus de 99 % des voix par le président Ben Ali), que « le développement
réussi de la Tunisie ouvre la voie à la démocratie. Et nous en avons, avec cette
élection présidentielle pluraliste, avec ces élections législatives, la
démonstration éclatante ». Nous refusons aussi le raisonnement, partagé par
une grande partie de la classe politique française, qui conduit à préférer,
comme un « moindre mal » et comme la seule position « responsable », le soutien
discret ou silencieux à un ordre autoritaire et policier, considéré comme le
seul rempart efficace face à la menace « intégriste ». Cette menace, fondée ou
non, ne saurait justifier ni la mise sous tutelle de tout un peuple ni la
persécution de ceux qui luttent pour une Tunisie démocratique et refusent
justement cette alternative entre ordre islamiste et ordre policier. Est-ce
vraiment faire preuve de « responsabilité » que de refuser la dénonciation d´un
régime qui maintient tout un peuple dans sa minorité politique en gouvernant par
la crainte qu´il inspire et qui utilise la menace islamiste pour légitimer son
pouvoir et écarter toute alternance politique ?
Cette position « responsable »
apparaît d´autant plus inacceptable qu´elle dissimule au fond un préjugé
implicite selon lequel la Tunisie, comme d´autres pays d´ailleurs, n´aurait pas
les ressources suffisantes – ne serait pas « mûre » – pour construire une
démocratie digne de ce nom. Argument d´un autre temps auquel Kant, peu après la
Révolution française, avait déjà répondu en affirmant qu´« on ne peut mûrir
pour la liberté, si l´on n´a pas été mis au préalable en liberté ». N´est-il
pas présomptueux de croire que certains pays doivent atteindre l´âge de leur
liberté comme un enfant atteint son âge de raison ?
Citoyens d´un pays qui s´honore
depuis longtemps de conduire une politique internationale de défense des droits
de l´homme, nous demandons à notre gouvernement et en particulier au ministre
des affaires étrangères de mettre ces principes en accord avec sa diplomatie. Et
que cette exigence citoyenne ne soit pas réduite à une « émotion
paroxysmique » qui viendrait s´ajouter au cortège des
« réactions et interpellations moralistes, émotionnelles ou scandalisées »
récemment dénigrées par notre actuel ministre des affaires étrangères, Hubert
Védrine (Le Monde diplomatique, décembre 2000).
Nous considérons que la politique
étrangère menée par notre gouvernement engage aussi notre responsabilité
individuelle de citoyens, et que le silence inacceptable de nos gouvernants
risque de signifier également notre silence. Notre responsabilité est donc
morale mais aussi tout à la fois politique et juridique. A ce titre, nous
demandons que la France, cosignataire avec la Tunisie d´un accord européen de
libre-échange conditionné par le respect des droits de l´homme, veille au strict
respect de cet engagement et, par voie de conséquence, apporte son soutien au
docteur Marzouki ainsi qu´à l´ensemble des forces démocratiques de contestation
et des mouvements de défense des libertés publiques en Tunisie.
Premiers
signataires : Philippe Dewitte (rédacteur en chef d´« Hommes et
migrations »),François Gèze (directeur des Editions La Découverte),Hugues
Jallon(directeur littéraire des Editions La Découverte), Philippe
Lacoue-Labarthe (philosophe),< Gérard Mauger(sociologue),Olivier
Mongin(directeur de la rédaction d´« Esprit »), Pierre-François Moreau(philosophe),
Yann Moulier-Boutang(rédacteur en chef de « Multitudes »),Jean-Luc
Nancy(philosophe),Myriam Revault d´Allones (philosophe),<
Jean Salem(philosophe),
Pierre Vidal-Naquet(historien), Gilbert Wasserman(rédacteur en chef
de « Mouvements »), Patrick Weil (politologue).
Le Monde daté du vendredi 19 janvier 2001