Tunisie : M. Ben Ali
s´éternise, les libertés agonisent
Le Monde
daté du dimanche 7 janvier 2001
LES décisions du chef de l´Etat tunisien, Zine El
Abidine Ben Ali, suscitent des interrogations légitimes, à la mesure de leur
caractère de plus en plus démesuré et contreproductif. La dernière en date – la
mise hors la loi de la Ligue tunisienne des droits de l´homme (LTDH) – laisse
les observateurs perplexes, et le bureau directeur de la LTDH sans défense,
livré à une justice expéditive. Chacun sait qu´elle est totalement au service du
pouvoir exécutif, notamment de celui du chef de l´Etat, intolérant et peu
regardant sur le respect, même apparent, des procédures juridiques.
A peine le congrès de la LTDH se
terminait-il sur l´élection démocratique d´un bureau directeur qu´une procédure
judiciaire était enclenchée par le pouvoir à l´instigation de quatre candidats
malheureux auxdites élections, dont trois membres de l´omnipotent parti au
pouvoir, le Rassemblement constitutionnel destourien (RCD).
Mais alors pourquoi ? La
frilosité d´un pouvoir, policier à l´excès, qui voit des ennemis partout, quitte
à les inventer de toutes pièces, ne peut pas tout expliquer. Ni le prétexte,
véhiculé ici et là, que la Ligue a été accaparée par des radicaux de gauche. En
fait, la décision n´a pas seulement pour but de faire taire une ligue dont on
craint qu´elle dénonce les violations systématiques des droits de l´homme.
En finir avec la Ligue participe
d´une stratégie tellement évidente que toutes les spéculations savantes et
compliquées sur l´irrationalité de la décision se dissipent d´un coup : postuler
en 2004 pour un mandat auquel le président Ben Ali ne peut plus
constitutionnellement prétendre. La Constitution tunisienne de 1959, telle
qu´elle fut amendée en 1988, stipule clairement que "le président de la
République est rééligible deux fois consécutives" (art. 39). M. Ben Ali a déjà
dans un premier temps largement modifié la Constitution pour parer à toutes les
éventualités. Retenons parmi les "innovations" juridiques celles qui lui
donnent toute latitude pour réviser la Constitution, révision dont il détient
l´initiative.
Une fois le droit soumis à son
arbitraire par des modifications de la Constitution, le président Ben Ali se
prépare à la deuxième manche, celle qui consiste à faire passer pour "une
urgence nationale" le projet anticonstitutionnel de son maintien au pouvoir
pour une durée indéfinie. En vérité, il a hésité, depuis quelque temps, entre
l´introduction douce et en catimini du projet de révision et la manière forte et
bruyante.
Le choix qui semble avoir eu
cours avant le congrès de la LTDH consistait à faire avaliser la demande d´un
quatrième mandat par un dispositif institutionnel et politique qui lui est
totalement soumis (partis d´opposition, organisations nationales et près de
6 000 associations –"OVG", organisations véritablement gouvernementales),
quitte à admettre des protestations de circonstance de quelques partis qu´une
presse inféodée se chargera volontiers d´inonder par une pluie d´insultes. Celui
qui est mis en œuvre depuis le 30 octobre 2000 consiste à faire en sorte
qu´aucune voix discordante ne s´élève pour semer le doute, le mensonge ayant
d´autant plus de chance d´être cru qu´il est grossier.
Bref, il s´agit d´avancer sur un
champ de ruines, en anticipant sur toute velléité de contestation, de quelque
origine qu´elle soit, y compris peut-être de quelques constitutionnalistes
nostalgiques d´un semblant d´Etat de droit aujourd´hui révolu.
Le président Ben Ali veut aller
vite, frapper fort et tous azimuts. Quel autre organisme constitué, reconnu
légalement, pourrait contester la révision constitutionnelle, sinon la Ligue,
dont le nouveau président a déjà évoqué publiquement, avant qu´il ne soit
candidat, la nécessité de s´opposer ouvertement à la révision de l´article 39 ?
Dans la foulée, les rares organisations indépendantes de la société civile (les
femmes démocrates, Amnesty International section Tunisie, le Conseil national
pour les libertés en Tunisie, le Rassemblement pour une alternative
internationale du développement…) et les milieux indépendants seront sûrement
réprimés, du moins ceux qui n´auront pas décrypté clairement le message.
La dernière illustration est la
condamnation du docteur Moncef Marzouki à douze mois de prison ferme et celle de
Me Néjib Hosni à quinze jours de prison ferme. ll faut s´attendre donc à une
série de procès préfabriqués, dont l´objectif est de neutraliser les adversaires
potentiels de M. Ben Ali par des condamnations qui les empêchent "techniquement"
de postuler aux élections. Le chef de l´Etat a décidé de ne pas attendre 2004,
donc de se faire plébisciter le jour même de la révision de la Constitution,
c´est-à-dire dans les mois à venir.
On s´interroge raisonnablement
sur les raisons qui le pousseraient à postuler pour un mandat supplémentaire en
2004 quand il aura régné, à terme, sans partage pendant près de vingt ans. Là
aussi, les raisons sont plus simples que les élucubrations métaphysiques sur un
amour, inné et démesuré, pour le pouvoir.
M. Ben Ali et les siens, sa
famille et ses proches, sont tellement impliqués dans une corruption endémique,
immorale et à grande échelle qu´il est hors de question qu´ils puissent
envisager un seul instant une alternance douce et négociée (j´allais dire à la
sénégalaise), seule à même d´épargner à la Tunisie une crise morale et politique
dont les effets seront sans doute amplifiés par l´accumulation des frustrations
et des injustices.
D´aucuns pensent qu´en décidant
de bâillonner la Ligue, au prestige international intact, M. Ben Ali a pris un
grand risque, celui peut-être de précipiter son départ. C´est oublier que le
risque est d´autant plus calculé que le pouvoir jouit d´une impunité que lui
envieraient tous les dictateurs de la Terre. L´expérience lui a appris que les
gains politiques de l´opposition varient en sens inverse à ses luttes : plus il
avance dans la répression, plus les protestations nationales et internationales
sont nombreuses, et cependant, paradoxalement, plus les revendications reculent
et plus les prétentions sont révisées à la baisse.
Aujourd´hui, les protestataires
craignent pour l´avenir d´une Ligue menacée dans son existence même. Demain,
selon un scénario auquel nous sommes désormais accoutumés, la libération des
membres du bureau directeur ou le classement judiciaire de l´affaire apparaîtra
aux yeux de tous, notamment des Européens, comme une grande victoire des droits
de l´homme en Tunisie. Entre-temps, une ligue indépendante aura vécu.
On doit le savoir : il se peut
que, face à une pression nationale et internationale qui s´annonce forte, le
pouvoir tunisien recule. Mais c´est alors pour tenter inlassablement le même
coup tout de suite après et contre d´autres.
Or reculer le plus loin possible
les limites de la contestation, en assenant des frappes massives,
disproportionnées par rapport au danger potentiel, est une stratégie qui a porté
ses fruits. Même banalisé et démasqué, pourquoi modifier un système de jeu
gagnant ?
On déplore, à tort et à travers,
le silence, le manque de combativité et le consumérisme des Tunisiens. Mais
depuis quand une dictature impitoyable ou un système politique hermétiquement
fermé ont-ils été déverrouillés de l´intérieur ? Où est l´opposition qui fit
tomber le fascisme et le nazisme et, aujourd´hui, aurait déstabilisé l´Irak,
Cuba, la Birmanie ou la Serbie ?
Ensuite, la responsabilité des
amis de ce régime, notamment européens, est particulièrement engagée. Le mot
d´ordre des Européens – "bougez pour qu´on bouge" – apparaît dans ces
conditions d´autant plus cynique que le noyau des Tunisiens qui luttent
vaillamment paye pour cela le prix fort. La Tunisie est désormais liée à ses
partenaires européens par un accord d´association, un traité international
dûment ratifié qui stipule le respect des droits de l´homme et de la démocratie
comme partie essentielle et intégrante de la convention.
Dans ses rapports
extracommunautaires, l´Union européenne – donc les Etats et les gouvernements
membres – exige la conditionnalité démocratique consacrée, par exemple dans la
clause lettone ou roumaine. Pourtant, dès lors qu´il s´agit de la Tunisie, ces
mêmes partenaires se réfugient derrière l´absence de mécanismes techniques
indiquant les sanctions à prendre contre le non-respect des articles 2 et 90
relatifs aux mesures de sanction.
Tout se passe comme s´il y avait
deux régimes extracommunautaires, l´un pour les candidats qui frappent à la
porte de l´Union, l´autre pour les lointains pays du Sud, dont la performance la
plus banale dans le domaine économique est matière à félicitations.
Un tel double standard fait fi
des aspirations profondes du peuple tunisien à la démocratie. Quand le miracle
tunisien n´aura été finalement qu´un mirage, l´Union européenne fera sûrement
son mea culpa, mais alors il sera trop tard pour compter les rescapés.
Kamel Jendoubi
est président du Comité pour le respect des libertés et des droits de l´homme en
Tunisie (CRLDHT).